LA MALADIE,  LA RECHERCHE

L’épigénétique : comment nos émotions peuvent reprogrammer notre ADN

Médecin généticienne à l’hôpital de l’université de Genève, Ariane Giacobino1reçoit en consultation des patients atteints de maladies génétiques. Un jour de 2014, une femme élégante se présente accompagnée de sa fille qui, à 30 ans, a déjà enchaîné trois fausses couches et se désespère. Pour la première fois, la chercheuse est directement confrontée à une histoire d’abus sexuel : la mère lui confie que, son père l’ayant violée, sa fille est le fruit de cet inceste. Elle s’inquiète des conséquences de la consanguinité qui expliquerait les difficultés de sa fille à enfanter.

Les tests ADN ne révèlent pourtant rien d’anormal. Des mois s’écoulent, mais la Dre Giacobino n’arrive pas à oublier cette histoire : “Je trouvais injuste que cette culpabilité, cette souffrance, l’horreur du viol, se soldent par une analyse chromosomique. J’ai proposé d’utiliser leur ADN pour mes recherches. Elles ont accepté.” Sur l’ADN de la mère, de la fille, et aussi de la grand-mère, la scientifique isole le NR3C1, gène du stress, sur lequel elle concentrera ses recherches. “L’analyse a démontré que des trois femmes, la plus impactée est la fille, qui n’a pas subi le viol mais en est issue.” En effet, c’est son ADN qui porte la plus grande cicatrice. La maltraitance et le viol ne laissent donc pas seulement chez les victimes des traces psychiques. Le traumatisme s’inscrit également dans le génome, et sa trace survit à chaque division cellulaire, puis se transmet, comme chez les souris de laboratoire, jusqu’à au moins trois générations. Ce que nous vivons serait-il tout aussi important que le bagage génétique que nous avons reçu à la naissance ? C’est la piste qu’ouvre cette nouvelle discipline, l’épigénétique.

La fin du déterminisme

En février 1997, le monde entier découvre, fasciné, l’existence de la brebis clonée Dolly. En 2003, le génome humain – soit 22 500 gènes – est décodé dans son intégralité.

“Beaucoup de généticiens ont cru alors qu’ils allaient tout savoir et mener la médecine par le bout du nez, se rappelle la Dre Giacobino. On est tombé de haut quand on a réalisé que la génétique expliquait environ quatre mille maladies – dans leur grande majorité, des maladies rares – mais pas la plupart des cancers, l’hypertension, l’obésité… tout ce qui est beaucoup plus fréquent dans la population et qui, finalement, nous tue.” Il a donc fallu repenser la génétique, comprendre comment nos gènes s’expriment et comment des facteurs extérieurs agissent sur eux. “La vie que vont mener deux jumeaux partageant le même patrimoine génétique — les voyages, le sport, l’alimentation, l’amour ou pas – inhibera ou activera certains gènes, et fera d’eux des êtres différents, explique le scientifique et écrivain Joël de Rosnay2

Jusqu’à récemment, la science niait la possibilité de transmettre des caractères acquis. Or l’épigénétique montre que le stress de parents alcooliques ou tabagiques peut se transmettre aux enfants et aux petits-enfants, pas à 100 % mais au moins à 10 %, voire à 20 ou 30 %. Mais aussi des éléments positifs, comme la capacité à pratiquer le sport ou la musique. C’est la fin du déterminisme, du : ‘Je suis programmé par les gènes que j’ai reçus, je ne peux rien faire’ ; c’est une des révolutions scientifiques les plus importantes des cinquante dernières années.” Une révolution feutrée qui a débuté il y a une quinzaine d’années dans les laboratoires américains, avec des souris, qui présentent l’avantage d’avoir un fond génétique unique, de pouvoir avoir des petits en même temps et de se reproduire rapidement.

“Depuis, avec mes équipes, on a prélevé du sperme sur des mâles exposés au stress et à la peur, puis fécondé in vitro des femelles, explique la Dre Giacobino. Les petits élevés loin du couple parental ont réagi à l’odeur stressante à laquelle avaient été exposés les pères. La preuve que cela passe bien par l’ADN. Je les ai ensuite exposés à des composés courants dans notre environnement, comme les phtalates (films plastiques, vernis…) et le bisphénol (verres de lunettes, biberons…), j’ai pu démontrer que, sur trois générations, on avait non seulement des modifications épigénétiques mais aussi des problèmes de fertilité.

Or, entre 1930 et 1990, dans les pays industrialisés, la concentration moyenne en spermatozoïdes a diminué de moitié.” L’exposition in utero à des pesticides et autres toxiques est dangereuse, tout comme celle à des évènements traumatiques. “Sans être psy, poursuit la Dre Giaco-bino, je me suis toujours posé la question du devenir d’un enfant qui grandit dans un environnement familial perturbé ou dans un monde en guerre.” La généticienne trouvera un début de réponse, en 2013, quand un collègue, chercheur en psychiatrie biologique originaire du Rwanda, lui propose de réaliser des tests ADN sur vingt-cinq Rwandaises témoins des atrocités perpétrées lors du génocide des Tutsis alors qu’elles étaient enceintes, ainsi que sur leurs enfants nés ensuite. Avec, en parallèle, vingt-cinq autres mères et enfants rwandais non exposés à la violence. “L’étude a révélé des marques épigénétiques importantes sur le NR3C1 des membres du premier groupe. Adultes, les enfants manifestent un niveau de stress beaucoup plus élevé que leurs congénères non exposés in utero. Ce que l’on peut vivre durant une grossesse ne serait pas sans conséquences. Aujourd’hui, je m’inquiète pour les migrant(e) s, dont les enfants vivent des choses terribles. Quelles en seront les conséquences épigénétiques pour leur descendance ? C’est un problème de santé publique.”

 

Vers une médecine personnalisée et prédictive

La prévention, c’est tout l’enjeu de cette nouvelle science, qui réjouit Joël de Rosnay : “Votre alimentation, votre mode de vie, l’air que vous respirez, l’activité physique, les plaisirs de la vie… avec l’épigénétique, on peut agir sur soi pour se maintenir en meilleure santé et vieillir moins vite.” Pour la Dre Giaco-bino, il s’agit d’une “marge de manœuvre”, une prise sur soi-même, sa santé et sa vie.

C’est aussi un autre regard porté sur la partie purement biologique de la grossesse. Quelle sera l’influence de la femme enceinte sur le futur bébé dans le cadre de la gestation pour autrui ? Ou celle de la femme qui portera dans son ventre un fœtus qui n’est pas issu de ses propres ovocytes ? Quelle pourra être le rôle de parents adoptifs ? “La transmission d’un patrimoine génétique est essentielle mais, là encore, il faut penser en termes d’influence plutôt que de déterminisme”, analyse la généticienne. “C’est fou comme il te ressemble, entend souvent Véronique, mère célibataire de Samuel, 5 ans, né d’un double don de gamètes via une clinique espagnole de procréation médicalement assistée (PMA). Une fois qu’il a poussé dans mon ventre, j’ai oublié ses origines biologiques. Je suis sa mère. Têtu, il a mon caractère et, comme moi, il a le goût des autres, des livres et du sport. L’épigénétique explique des ressentis, cela me rassure. C’est aussi un argument supplémentaire pour qu’on franchisse le pas d’une PMA.”

Au niveau mondial, une centaine de laboratoires travaillent sur l’épigénétique sélective. Notre médecine est aujourd’hui thérapeutique, demain la prise en charge sera en quatre “P” : personnalisée, prédictive, participative et préventive. L’idée étant de connaître un individu génétiquement afin de lui prescrire régimes, activités physiques et examens médicaux ciblés. Une révolution pour l’industrie pharmaceutique, à considérer avec prudence car, comme le souligne la Dre Giacobino : “Il ne faudrait pas que l’identification de prédispositions ou de facteurs de risque pousse à discriminer ceux qui en seraient porteurs.”

Joël de Rosnay prolonge encore l’idée de cette révolution biologique : “Si l’on peut agir sur soi avec l’épigénétique, on peut agir ensemble pour modifier l’ADN de notre société avec l’épimémétique3 . Et passer d’une démocratie représentative à une démocratie participative.” Exemple : le hashtag #MeToo, viral et planétaire, a libéré la parole des femmes contre le harcèlement sexuel et poussé les responsables politiques à promulguer des lois le condamnant. Ce mouvement numérique a entraîné une modification sociétale. Une théorie séduisante qui reste à prouver scientifiquement.

1. Auteure de Peut-on se libérer de ses gènes ? L’épigénétique, éd. Stock. 
2 Auteur de La symphonie du vivant, Comment l’épigénétique va changer notre vie, éd. Les Liens qui libèrent. 
3. Les “mèmes” sont des gènes virtuels, culturels, transmis par mimétisme via les médias et les réseaux sociaux.

Article publié dans Marie Claire.

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